analyse: Manipulation et conformisme en littérature

Analyse de la manipulation et  du conformisme dans les œuvres La ferme des animaux de George   Orwell et L’orange mécanique d’Anthony Burgess

              La confiance portée en nos gouvernements est souvent tristement mince. On hésite généralement à croire les informations qui proviennent des hautes sphères gouvernementales puisque depuis les débuts de l’époque contemporaine, nous avons pris conscience des immenses tromperies et mensonges que plusieurs pays ont servis, et servent encore, à leur population. Nous pouvons penser par exemple au cas de Jessica Lynch, soldate américaine déployée en Irak, que les médias ont dépeinte comme une victime, maltraitée et battue par les Irakiens, alors qu’en réalité sa vie fut sauvée par ces derniers.[1] On peut croire que ce genre de publicité fût fait dans le but d’augmenter la haine des Américains envers le peuple d’Irak, et ainsi soutirer l’accord de la population sur le fait de maintenir les troupes armées sur les lieux. Un simple cas de désinformation parmi tant d’autres. C’est ce genre de cas qui font qu’en fin de compte la confiance envers les dirigeants est de moins en moins forte. On nous dévoile de plus en plus de complots, de mensonges qui résultent finalement en un abus fait par le gouvernement sur sa population. Un abus comme ont su le dépeindre les auteurs George Orwell et Anthony Burgess. Tout d’abord, La ferme des animaux, d’Orwell, écrite en 1945, est une fable qui résume l’ascension du parti communiste en URSS.  Ensuite,  A clockwork orange, écrit par Burgess et publié en 1962, est un roman dans lequel on raconte les périples d’un jeune homme délinquant qui subit volontairement un traitement qui l’oblige à se conformer à la société. Dans ces romans, les auteurs exposent une vision d’un monde où les dirigeants déploient des systèmes d’opération sur leurs populations dans le but des les conformer selon leurs désirs et attentes, occasionnant ainsi de très graves conséquences. Il est intéressant d’observer ces deux œuvres et de les comparer l’une à l’autre, pour comprendre l’ampleur de ce de phénomène qu’est la manipulation sociale. On peut comparer premièrement le contexte de production des œuvres, puis les différents moyens de manipulation utilisés sur la population illustrée dans celle-ci et les différents objectifs visés et effets recherchés par ces approches.

1. En réaction à la société

Les œuvres d’Orwell et de Burgess ont été toutes deux créées en réaction à des événements marquants et actuels de leurs époques respectives. Bien que ces événements d’origine ne soient pas de mêmes sources, il est intéressant de voir qu’ils sont tout de même rattachés par leurs caractères moraux et sociaux. Les actes auxquels les deux écrivains réagissent  et s’opposent proviennent de forces et de mouvements beaucoup plus grands qu’eux. Par exemple, les mesures comme les réformes de masses organisées en URSS ou les nouveaux programmes gouvernementaux installés en Angleterre qui sont mis en place pour contrôler la délinquance.

La ferme des animaux, 1945
Le roman de George Orwell, La ferme des animaux, écrit en 1945, est une fable inspirée de la montée en puissance de l’URSS socialiste et des actes de Staline en tant que chef du pays. Elle met en scène les animaux d’une ferme qui, suite à la  décision de prendre le contrôle de leur production, organise une révolution afin de déloger le fermier auquel ils appartiennent et ainsi former leur propre territoire où tous les animaux travailleraient égalitairement pour le bien de chacun. C’est suite aux actes violents venant de Staline et aux découvertes de la «menace» socialiste que l’écrivain obtient l’idée d’écrire un tel roman. Il cherche dans ce dernier à marier art et politique[2], ce qu’il réussit très bien. On voit dans ce roman que l’auteur se soucie de la qualité du travail, de la vérité politique dans son œuvre et on note bien la recherche de style. C’est une écriture qui se veut d’une certaine façon  un peu choc et qui cherche aussi à être comique, mais son but premier reste de dénoncer un régime politique défectueux.[3] Orwell nous présente le tout avec une écriture poétique, amené par un narrateur omniscient, qui semble vouloir évaluer ce qu’il raconte. Orwell se lance dans l’analyse d’un régime socialiste pour se faire la voix d’un peuple qui, à l’époque, craint les communistes et leurs idées politiques.

Jim conte, Animal farm - Pigs walking, 2003
Il est important aussi de comprendre certains aspects de l’œuvre de George Orwell, qui s’inspire de faits réels pour créer une fable politique. Il est donc bien de savoir dès le départ quel animal correspond à quel personnage historique. On retrouve tout d’abord les cochons, personnages qui représentent pour la plupart des personnes influentes dans l’histoire du parti communiste de l’URSS. On y rencontre le personnage de Sage l’ancien, qui apporte l’idée d’une ferme libre d’humains, qui rappelle donc le philosophe Karl Marx. Ensuite vient le personnage de Napoléon, le cochon qui prend la tête de la Ferme des animaux suite à son indépendance, qui représente Staline. Puis, Boule de Neige est le cochon qui s’oppose souvent aux idées de Napoléon et que l’on finit par expulser de la ferme, qui prend donc la place de Léon Trotski. Ensuite, les autres animaux représentent surtout des groupes ou des concepts, par exemple, la garde de chien qui suit aux pas Napoléon représente bien sûr la police secrète de l’URSS.

A clockwork orange, 1962
            De son côté, Anthony Burgess écrit dans les années soixante un roman qui se veut inspiré des agissements de son gouvernement face à la jeunesse turbulente, aux délinquants,  aux gens dits «malades», et des réglementations que celui-ci espère leur faire subir. Les années soixante, années lors desquelles Burgess écrit ce roman, portent la naissance et l’essor d’une classe de jeunes qui n’adhèrent plus aux visions de leur société. La musique rock, la naissance de plusieurs radios pirates, les changements d’idéaux surviennent tous dans ces années.[4] Il écrit un roman avec un dialecte qu’il invente, s’inspirant de l’anglais, du russe et de plusieurs autres sources comme le langage de rue, pour mettre en évidence l’éclatement de cette génération et ses intérêts vers ce qui est nouveau et différent. En réaction à ces vagues de changements, le gouvernement tente de calmer la population. Burgess entend donc à l’époque parler dans les journaux et les rues d’un traitement développé, qui se base sur le système du renforcement positif[5], qui cherche à rendre ces gens plus aptes à vivre en société. On parle de ce traitement comme d’une thérapie par aversion. Ce genre de programme vise  en fait à offrir une plus grande sécurité aux citoyens de certaines villes et fait beaucoup parler de lui en Grande-Bretagne. Burgess réagit vivement à cette nouvelle technologie qui cherche à changer la nature de l’humain pour rendre tout homme comme malléable et sans danger pour autrui. Cette technologie était alors un événement réel et actif dans le présent de l’auteur. Ce dernier trouvait cette façon d’agir profondément effrayante. Il rédige donc, dans un mouvement d’opposition, un roman qui dépeint le vécu d’un jeune homme violent à qui l’on fait subir ce genre de traitement.

Les contextes qui entourent les productions de ces deux livres, L’orange mécanique et A clockwork orange, se comparent bien puisqu’ils proviennent tous deux de décisions radicales prises par des gouvernements dans le but de soumettre une population. D'un côté, on voit le parti communiste installer ses bases politiques, puis s’armer d’une police radicale et d’un système de corruption. Qui nous donne l’image d’un pays qui utilise ses forces, ses armes, contre son propre peuple et non pour le protéger. Puis, d’un autre côté, on voit un gouvernement qui cherche à changer la nature de plusieurs humains, que l’on considère comme autres, ou anormales, pour offrir une vie plus sure, avec des gens qui agissent selon les règles qu’on leur a dictées de force. On peut donc croire que ce sont les mêmes peurs, les mêmes valeurs, les mêmes soucis moraux et les mêmes intentions sociales qui ont poussé ces deux hommes à écrire de telles histoires. C’était probablement tous deux dans le but de faire prendre conscience à leur entourage, leur génération, des problèmes qui les guettaient et les entouraient.


2. Population sous emprise

La manipulation de la population est un thème important abordé dans chacun de ces romans. La manipulation, ou système de propagande[6], consiste bien souvent en un contrôle des machines médiatiques, de l’information et du langage. Elle vise notamment le consentement général, l’adhésion totale, l’écoute automatique et l’effacement de l’individualité. Dans les romans, on retrouve différentes manières d’obtenir le contrôle de la population, d’obtenir du moins leur consentement ou leur confiance aveugle.[7]

George Orwell, 1933
Dans le monde que tentent de construire les animaux de la ferme d’Orwell, les cochons sont les chefs qui dirigent les opérations, dont celle de désinformations. Suite à la réussite de leur coup d’état, les animaux s’empressent de former des règles. Ces derniers écrivent sur l’un des murs de leur grange les sept principaux fondements de leur toute nouvelle nation. Ces règles sont établies dans le but d’offrir une vie égalitaire et prospère à chacun des animaux vivants, et à tous les futurs habitants, de la ferme des animaux. Elles vont comme suit :

«1. Tout deuxpattes est un ennemi.
  2. Tout quatrespattes ou tout volatile, un ami.
  3. Nul animal ne portera de vêtements.
  4. Nul animal ne dormira dans un lit.
  5. Nul animal ne boira d’alcool.
  6. Nul animal ne tuera un autre animal.
  7. Tous les animaux sont égaux.» [8]

Bien que les règles aient d’abord été proposées et établies par les cochons, plus leur nation se développe et prend forme et plus les organisateurs de cette révolution se plaisent à s’offrir quelques faveurs. C’est donc à ce moment qu’entrent en jeu les outils de manipulation et de désinformation. Dans son roman, Orwell déguise ces armes de propagandes en d’autres animaux de la ferme. Il y a notamment Brille-babil, un cochon particulièrement bon en communication, qui se trouve à être très utile lorsque  les cochons décident de changer subtilement des règles en leur faveur. Par exemple, lorsque les cochons décident de prendre la maison du fermier comme centre de réunion, et se permettent alors de dormir dans les lits de la maison, on peut ensuite lire sur la grange «Aucun animal ne dormira dans un lit avec des draps.»[9] Alors que certains animaux ne semblent pas en accord avec cette idée, Brille-Babil rassemble les troupes et proclame un discours qui explique la situation. Il réussit à étourdir les animaux avec ces arguments et à leur fait oublier l’origine de leurs doutes. Ce dernier représente bien les campagnes de propagande noire organisées par le gouvernement de Staline. De cette manière, les dirigeants de la ferme espèrent parvenir à l’adhésion totale des animaux à leurs idées.

Ils utilisent donc la communication comme moyen de soumission, mais ils utilisent aussi la peur et la force. On parlait plus haut de la garde rapprochée de Napoléon, les chiens de la ferme. Leur rôle étant de semer la terreur chez les animaux, ils représentent alors la police secrète de l’URSS. Orwell n’oublie pas de représenter dans son roman les grandes purges et les dénonciations publiques qu’a provoquées le gouvernement de Staline. 

 «Napoléon les invita à confesser leurs crimes. C’étaient là les cochons qui avaient protesté quand Napoléon avait aboli l’assemblée du dimanche. Sans autre forme de procès, ils avouèrent. Oui, ils avaient entretenu des relations secrètes avec Boule de Neige depuis son expulsion. Oui, ils avaient collaboré avec lui à l’effondrement du moulin à vent. Et oui, ils avaient été de connivence pour livrer la Ferme des Animaux à Mr. Frederick. Ils firent encore état de confidences du traître : depuis des années, il était bien l’agent secret de Jones. Leur confession achevée, les chiens, sur-le-champ, les égorgèrent. Alors, d’une voix terrifiante, Napoléon demanda si nul autre animal n’avait à faire des aveux.»[10] 

Ce genre d’emprise sur la population laisse une très grande marge de manœuvre pour les dirigeants totalitaires, puisque de cette manière, ils font taire les récalcitrants et éliminent la potentielle opposition au parti. La voix du parti dirigeant devient alors la seule et unique entendue. De plus, dans cet extrait, nous pouvons ressentir la pression que subissent les animaux puisque les phrases sont courtes et rythmées.

Anthony Burgess
De son côté, Burgess écrit un roman pour dénoncer les méthodes de renforcement et de manipulation gérées par le gouvernement. Il invente un monde dans lequel le jeune Alex ne peut faire autrement que tomber dans le piège que lui tend son gouvernement, lui qui décide de le ramener sur le droit chemin. Celui-ci accepte, pour mieux sortir de prison, de subir un traitement qui l’empêchera par la suite de devenir violent. Ce traitement, par contre, se fait dans l’extrême manipulation et l’exagération. Dans cet extrait, Alex explique comment il a vécu l’une de ses premières séances de traitement.   

   « ‘Stop it, stop it, stop it,’ I kept on creeching out. ‘Turn it off you grahzny bastards, for I can stand no more.’ It was the next day, brothers, and I had truly done my best morning and afternoon to play it their way and sit like a horrorshow smiling cooperative malchick in the chair of torture while they flashed nasty bits of ultra-violence on the screen, my glazzies clipped open to viddy all, my plot and rookers and nogas fixed to the chair so I could not get away. »[11]

Il hurle pour qu’on le libère, pour arrêter le travail, mais les scientifiques le laissent attaché sur sa chaise devant la présentation. On sent la nervosité du personnage avec la vitesse qu’il utilise dans sa narration. Cette même narration nous permet de nous sentir plus près du malheur d’Alex. La méthode utilisée ici tient du renforcement positif, une technique développée au 20e siècle, que l’on peut associer aux recherches du docteur Pavlov. C’est une méthode qui consiste à transformer une habitude qu’a une personne, ou à lui suggérer certaines idées, par la force et la persévérance.[12] Dans le cas de notre roman, le personnage d’Alex subit des séances régulières de visionnements vidéo dans lesquelles on lui montre des images qui font référence aux actes reprochables qu’il a commis. Pour rendre ces images désagréables, on le force à les regarder sur une longue période de temps, en ajoutant une musique dramatique aux images, et en injectant une drogue spéciale dans le corps du patient. Le tout, répété à plusieurs reprises, finit par laisser une forte impression de dégout chaque fois que le patient est en présence d’actes de violence ou d’abus. Cette technique est un très grand moyen mis en place pour manipuler la société et la faire agir comme il semble bien de le faire. Une technique qui réussit à changer les habitudes d’un homme pour mieux le faire entrer dans la société.

Image inspirée du film A clockwork orange
Bien que ce genre de manœuvre pourrait sembler à première vue une bonne idée, puisqu’elle permet aux gens non adaptés socialement de se conformer au groupe sans peur qu’ils ne fassent de mal, il reste quand même que cette technique est immorale et abusive puisqu’elle utilise la force et la soumission sur un homme. Ce genre de technique ne doit pas être permise puisqu’elle pourrait engendrer d’autres techniques bien pires, basées sur de mêmes principes. Dans le roman, suite à sa sortie de prison, Alex décide d’entrer dans un magasin de musique pour écouter un peu de classique, son style préféré. Après avoir demandé à un commis, il s’installe dans une cabine pour écouter un peu de Mozart. Bien vite il ressent un malaise et doit cesser d’écouter cette musique, puisqu’il l’a entendue lors des séances de traitement. La musique permettait d’accentuer certains éléments violents et choquants :

« - and that should have started making me real razdraz and I had to watch that for fear of the pain and sickness, but what I’d forgotten was something I shouldn’t have forgotten and now made me want to snuff it. It was that these doctor bartchnies had so fixed things that any music that was like for emotions would make me sick just like viddying or wanting to do violence. It was because all those violence films had music with them. And I remembered especially that horrible Nazi film with the Beethoven Fifth, last movement. And now here was lovely Mozart made horrible. »[13]

Alex ne peut plus écouter la musique qu’il aime, puisqu’elle lui rappelle les images et les douleurs subies lors du traitement. De cette façon, on comprend que ce genre de méthode n’est pas correct et praticable puisqu’elle finit par nuire à l’homme lui-même. Elle finit par lui enlever sa nature propre. Il est aussi possible de comprendre cet élément comme une image de l’homme qui devient impropre à sa personne. Un individu qui deviendrait alors un autre, un inconnu qui n’a plus accès aux mêmes passions.  Si Alex n’arrive même plus à écouter sa musique préférée, alors est-il encore lui-même, ou lui a-t-on, d’une certaine manière, enlevé toute forme d’humanité en lui faisant subir un tel traitement? Je crois que Burgess tente de nous faire comprendre qu’en utilisant un tel moyen de conformisation, on se retrouve à croire en une société où l’individualité n’est plus acceptée et n’est carrément plus permise.

En comparaison, les deux romans présentent des moyens, bien que différents, qui sont tous mis en place par les chefs d’états dans le but de soumettre les citoyens de force. On assiste à des prises de pouvoir, qui visent l’aveuglement de la population, comme dans le roman d’Orwell, et puis on prend conscience d’une recherche de déshumanisation dans le roman de Burgess. D’une façon ou d’une autre, les deux modèles présentent des populations qui se voient trompées par leurs dirigeants et qui doivent subir les conséquences des décisions prises par ceux-ci.



3. But recherché et objectifs visés par ces manipulations

S’il y a manipulation, c’est que l’on veut obtenir quelque chose de la personne que l’on manipule. Dans chacun des romans étudiés, on peut percevoir des raisons différentes de traiter ainsi la population. Par exemple, on recherche d’abord l’adhésion totale des animaux, dans le roman d’Orwell, pour ensuite mieux les exploiter. D’un autre côté, dans une société comme celle qu’a créée Anthony Burgess, on voit que le gouvernement cherche à créer un état unique, soit une société dans laquelle la population est unifiée et dans laquelle les hommes ont perdu toute individualité[14], dans le but de protéger la population.

Jim Conte, Animal farm - 'Squealer', 2002
La ferme des animaux, s’inspirant de la montée du communisme en URSS, s’enligne bien sûr vers la réalité tout en étant une version romancée et caricaturée des événements. Le but premier dans ce roman est d’abord d’aider la communauté et de la libérer de ses tyrans, les humains. Graduellement, on voit les intentions des cochons changer et se diriger plutôt vers la manipulation dans le but de régner sur la ferme. L’idée n’étant plus de partager et d’aider, les cochons commencent une grande campagne de propagande pour dissimuler leurs fautes et unifier le consentement. Ils unissent leurs efforts dans le but de former l’adhésion totale dans leur société.  Cette technique est une forme de positivisme que l’on appelle aussi «pensée unique». C’est l’idée que les hommes finissent par tous penser de la même manière et on y arrive lorsque l’on unifie la population, qu’on lui impose les mêmes valeurs, et que l’on force les hommes à accepter automatiquement certains faits.[15] Dans l’extrait, les animaux ont dû assister à une exécution publique. Suite à cet événement, les animaux se demandent s’il n’y avait pas une règle, dans leur charte, qui interdit ce genre d’action. Ils se rendent compte bien vite que la règle n’est plus ce qu’ils croyaient :

« Quelques jours plus tard, quand se fut apaisée la terreur causée par les exécutions, certains animaux se rappelèrent – ou du moins crurent se rappeler – ce qu’enjoignait le Sixième Commandement : Nul animal ne tuera un autre animal. Et bien que chacun se gardât d’en rien dire à portée d’oreille des cochons ou des chiens, on trouvait que les exécutions s’accordaient mal avec cet énoncé. Douce demanda à Benjamin de lui  lire le Sixième Commandement, et quand Benjamin, comme d’habitude, s’y fût refusé, disant qu’il ne se mêlait pas de ces affaires-là, elle se tourna vers Edmée. Edmée le lui lut. Ça disait : Nul animal ne tuera un autre animal sans raison valable. Ces trois derniers mots, les animaux, pour une raison ou l’autre, ne se les rappelaient pas, mais ils virent bien que le Sixième Commandement n’avait pas été violé. Il y avait clairement de bonnes raisons pour tuer les traitres qui s’étaient ligués avec Boule de Neige. »[16]

Dans cet extrait, on voit que l’auteur utilise un moyen détourné pour nous montrer que la population est manipulée. Ici, les animaux n’arrivent pas tous bien à lire, et cela leur prend du temps pour déchiffrer une phrase, excepté pour les cochons. C’est donc avec l’arme terrible qu’est le savoir que les cochons vont arriver au consentement généralisé des animaux. Il est bien identifié que les animaux ont un fort doute sur les actes des cochons, mais pourtant, ils les acceptent par manque d’éducation et de pouvoir. Sans ces ressources, les animaux finissent par accepter tout ce que disent les cochons et en viennent à penser comme eux, ce qui définit la pensée unique.

De plus, à la toute fin, on voit que les objectifs des cochons ne sont plus d’aider les animaux, de leur offrir une meilleure qualité de vie, de leur donner des avantages, mais plutôt de s’enrichir, de faire des affaires et d’exploiter les animaux. Après plusieurs mois de mésententes avec les fermiers voisins, les cochons les reçoivent finalement pour passer certains accords. Ils se réunissent dans la maison et finissent par jouer aux cartes. Les animaux les observent par la fenêtre :  

«Des vociférations partaient de la maison. [Les animaux] se hâtèrent de revenir mettre le nez à la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était en cours. Ce n’était que cris, coups assénés sur la table, regards aigus et soupçonneux, dénégations furibondes. La cause du charivari semblait due au fait que Napoléon et Mr. Pilkington avaient abattu un as de pique en même temps.
Douze voix coléreuses criaient et elles étaient toutes les mêmes. Il n’y avait maintenant plus à se faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre.»[17]

La répétition des mots «hommes» et «cochons» et la façon dont l’auteur joue avec ceux-ci nous font comprendre que les intentions des cochons ne valent pas mieux que les intentions du fermier à qui appartenait la terre avant la révolution. Les idées nouvelles et les espoirs de grands changements pour un monde meilleur se retrouvent donc oubliés. Les nouveaux dirigeants ont pris les habitudes des anciens, les inégalités sont toujours présentes, la ferme ne s’est pas libérée, n’a pas évolué. Au contraire, les animaux se retrouvent dans un état alors pire que celui du départ, où ils doivent travailler d'arrache-pied sans savoir s’ils auront droit à une récompense ou même aux fruits de leurs efforts.

A clockwork orange présente plutôt un monde où l’on cherche à former une société d’État unique. Par définition, on veut qu’un État unique soit une société dans laquelle la population est unifiée et où les hommes ont perdu toute individualité. Alors, c’est donc une nation habitée pas des gens qui vivent aveuglément, supposément heureux et n’étant pas pour autant libres.[18] On reconnait bien ici les éléments du roman de Burgess, l’idée que les hommes sont conformés, sans être tout à fait libres, sans être tout à fait eux-mêmes, mais heureux d’être protégés. Alex, à sa sortie du centre, rencontre un scientifique qui lui explique l’état de sa situation. Il fait comprendre au personnage principal que s’il ne va pas bien, c’est qu’il est sur la bonne voie :

« ‘You felt ill this afternoon,’ he said, ‘because you’re getting better. When we’re healthy we respond to the presence of the hateful with fear and nausea. You’re becoming healthy, that’s all. You’ll be healthier still this time tomorrow. »[19]

L’ironie faite par l’auteur ici est très claire. On dit au patient qu’il est correct, qu’il est bien qu’il soit malade, que cela annonce qu’il revient à la normale. Ici, on guérit un mal par un autre mal. On utilise des méthodes totalitaristes, avec lesquelles la pensée, les actions, les émotions et la créativité sont réprimées, et on les excuse dans le but d’unifier la société. Suite à ces interventions, l’individu n’est plus autonome et vit au crochet du système duquel il fait partie. Puis, pour finir le traitement, il faut remettre le patient en société, comme lorsque le personnage d’Alex est prêt à sortir de prison, on lui offre une rencontre dans laquelle on le prépare à retourner en société. On lui demande si ses parents sont au courant qu’il va sortir de prison, et Alex répond qu’il veut leur faire la surprise, à quoi l’autre homme répond : « ‘Right,’ said the Discharge Officer veck, ‘we’ll leave it at that. So long as you have somewhere to live. Now, there’s the question of you having a job, isn’t there?’»[20] On lui offre une liste d’emplois, et on est alors prêt à le remettre en liberté. Après avoir fait subir le traitement, on assume que les patients agiront de façon civilisée et maintenue en société. Pourtant, suite à de telles souffrances, le patient doit s’adapter à sa nouvelle vie, et de le laisser partir sans appui ou surveillance évoque un grand danger, autant pour le patient que pour les gens qui l’entourent.

Dans les deux cas, les objectifs de manipulation semblent vouloir partir de bonnes intentions, pour ne finalement qu’empirer la situation des gens dont on cherche à améliorer le sort. Dans le cas des animaux, ils sont maintenant plus pauvres et démunis, alors qu’on leur promettait richesse et abondance. Pour Alex, les gouvernements voulaient des rues plus sécuritaires, mais ils le font aux dépens de l’humanité et de l’individualité de ses habitants. D’un côté ou de l’autre, les deux régimes se trouvent à organiser des manœuvres répressives qui forcent les membres d’une société à se conformer aux désirs des dirigeants.

En résumé, les romans de George Orwell et d’Anthony Burgess réagissent tous à des actes réels et bouleversants de leurs époques respectives. Ils écrivent ces histoires pour dénoncer des actions qu’ils trouvent déplorables. De cette manière, ils arrivent à toucher la population, puisque leurs livres semblent être comme des avertissements à la société, dans le but de ne pas reproduire de telles erreurs. De plus,  La ferme des animaux et A clockwork orange illustrent chacun de leur côté des moyens de manipulation bien différents, soit la propagande, le mensonge, la désinformation pour le roman d’Orwell, et  la manipulation, la force et  le renforcement positif pour celui de Burgess. On voit aussi une ressemblance dans les objectifs que se fixent les dirigeants en offrant ce genre de réforme et de traitement. Les intentions de départs semblent bonnes pour les deux livres, mais plus les histoires avancent, et plus on comprend que les approches sont mal menées. On réalise que les dirigeants ne pensent plus aux individus, comme pour le cas d’Alex, ou alors qu’ils ne pensent qu’à leur propre bien, comme dans La ferme des animaux. On voit toutefois que ces deux romans ont en commun de vouloir expliquer et dénoncer la manipulation et l’abus des sociétés. Ils font aussi un portrait global de l’époque à laquelle les livres ont été écrits. Nous pouvons donc remarquer que les abus, les mensonges, la manipulation et toutes ces actions cachées par les gouvernements sont présentes depuis les années quarante, et continuent encore aujourd’hui. Il est possible d’admettre que ces romans sont encore aussi populaires aujourd’hui, non seulement parce qu’ils témoignent d’une autre époque, mais parce que nous sommes encore capables de nous rattacher à leur contenu.     

Ces romans ont su être des cris d’alarme en réaction à de graves agissements, et les gens les ont écoutés à l’époque, comme nous les écoutons encore aujourd’hui. La littérature nous permet d’évoluer en tant que société et de ne pas répéter les erreurs du passé. Orwell montre comment l’extrémisme et l’emportement amènent à la désillusion et la déception. On apprend de plus qu’il est dangereux pour une société d’imposer des directives trop grandes à sa population. Burgess nous apprend que la liberté et l’individualité d’une personne peuvent être facilement perdues. Ainsi, on nous demande d’écouter l’alarme, d’être attentif à ce qui nous entoure et ainsi ne pas perdre ce que ses deux auteurs on cherché à nous enseigner, la liberté et la dignité.





Médiagraphie

Livres et périodiques consultés

BURGESS, Anthony, 1984-85, [s.l.],  , Laffont, 1979, 312 p.

GENEST, J., Angleterre 1970, [s.l.],  politique internationale, 1978, 300 p.

GENSANE, Bernard, George Orwell : Vie et écriture, Nancy, PUN: Presse universitaire de Nancy, 1994, 243 p.

KENELLE-RENAUD, Élisabeth, Étude sur "La ferme des animaux", George Orwell, Paris, Ellipses, 2005, 142 p.

LARNAC, Gérard, La police de la pensée : propagande blanche et nouvel ordre mondial, Paris, L’Harmattan, 2001, 141 p.

MARRONE, Gianfranco, Le traitement Ludovico : corps et musique dans Orange mécanique, Limoges, PULIM: Presses universitaires de Limoges, 2006, 150 p.

MORISSETTE, Jean-François, «Ionesco et la tragédie du langage», Jeu : revue de théâtre, n° 107, (2) 2003, p. 156-161.

Sites web consultés 

Radio-Canada, «États-Unis, La mort enjolivée», 24 avril 2007, Nouvelles, [En ligne], [http://www.radio-canada.ca/nouvelles/International/2007/04/24/007-mort-tillman-afghanistan.shtml?ref=rss] (consulté le 10 mars)


[1] États-Unis, La mort enjolivé, Radio-canada
[2] GENSANE, B., George Orwell : Vie et écriture, p.95
[3] Ibid., p. 102
[4]  J. GENEST, Angleterre 1970, politique internationale,  p. 290-300
[5] BURGESS, A., 1984-85, p. 110
[6] LARNAC, Gérard, La police de la pensée : propagande blanche et nouvel ordre mondial, p. 47
[7] Ibid, p. 34
[8] ORWELL, G., La ferme des animaux, p.30
[9] Ibid., p. 76
[10] Ibid., p. 93
[11] BURGESS, A., A clockwork orange, p. 84
[12] BURGESS, A., 1984-85, p. 106
[13] Ibid, p.104
[14] BURGESS, A., 1984-85, p.67
[15] LARNAC, Gérard, La police de la pensée : propagande blanche et nouvel ordre mondial, p. 34
[16] ORWELL, G., La ferme des animaux, p. 99-100
[17] Ibid, p. 151
[18] BURGESS, A., 1984-85, p.67
[19] BURGESS, A., A clockwork orange, p. 81
[20] Ibid, p. 82